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Gérard Leser
h i s t o r i e n f o l k l o r i s t e
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Gérard Leser raconte le monde merveilleux de l'Alsace
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Il y a longtemps de cela, alors que le Rhin divaguait encore au gré de son inspiration lors de la fonte des neiges, qu’il n’était pas encore canalisé, que partout en Alsace se construisaient des villages qui n’avaient pas encore été malmenés par les guerres et leurs cortèges de malheurs, et que les humains ne couraient pas encore après le temps, un groupe d’hommes et de femmes accompagnés d’enfants ont franchi le Rhin, non loin de Sélestat, pour venir s’installer en Alsace. Car comme chacun le sait, il fait bon vivre en Alsace, es isch guet lewe im Elsass.
Une fois l’emplacement de leur futur village choisi et soigneusement délimité, ils se sont mis au travail. Jour après jour, les maisons sortaient de terre, les colombages se dressaient, nus, vers le ciel, attendant le torchis qui allait leur donner forme et âme. Rien ne fut laissé au hasard, l’église, la mairie ainsi que l’école n’ont pas été oubliées. Et bientôt la tâche fut terminée, un nouveau village venait de naître dans la plaine d’Alsace ; les habitants allaient enfin pouvoir faire fructifier la terre et aussi se reposer.
Mais il restait un acte symbolique important à accomplir : donner un nom au village, car sans nom il n’avait pas d’existence. Toute la population fut réunie dans la grande salle de la mairie, et pendant une journée entière la discussion a tourné autour du nom à trouver. Mais il n’y avait rien à faire aucune majorité n’arriva à se mettre d’accord sur un nom.
A la fin de la journée, alors qu’il allait lever la séance, quelque peu attristé par l’échec de la réunion, le président de l’assemblée eut une inspiration de génie. Il proposa la chose suivante : le premier mot prononcé par le premier visiteur sera le nom du village. Tout le monde fut d’accord, même les plus virulents, car de cette manière-là, nul n’était responsable du nom du village, celle-ci était laissée au hasard ou à la providence.
On construisit en vitesse un chemin qui permettait d’accéder à la commune à partir de la route reliant Sélestat à Strasbourg, et une sentinelle fut désignée qui devait faire le guet sur la tour de l’église pour scruter l’horizon, et annoncer à tous la venue d’un visiteur.
Les semaines ont passé et les habitants devenaient de plus en plus impatients et tristes. Notre beau village n’aura-t-il donc pas de nom? 
Et puis un beau jour, l’événement tant attendu est arrivé. La sentinelle a vu se diriger vers le village sans nom un carrosse tiré par six chevaux blancs. Elle sonna dans sa trompe, et immédiatement toute la population cessa le travail en cours pour se ranger de part et d’autre de la rue principale. Dans le carrosse était assis Messire le Diable, bien habillé, portant sur la tête un beau chapeau pointu à la Robin des Bois, surmonté d’une plume de faisan doré. Il avait découvert cette nouvelle route qui lui permettait de se rendre plus vite au bord du Rhin où l’attendait sa bien-aimée ; et il était déjà très en retard ! Il arrive à fond de train dans la rue principale du village, dont il ne connaissait pas l’existence et voit partout des gens qui lui font de grands signes d’amitié. « Pour une fois que je suis bien accueilli », se dit-il « quel dommage que je sois aussi pressé ! ».
Curieux de savoir ce que les gens crient, il ouvre une fenêtre de son carrosse, et oh ! malheur, son beau chapeau en tombe et roule dans la poussière. Un petit garçon le ramasse et se met à courir après le carrosse qui avance de plus en plus vite. Le Diable se rendant compte qu’il n’arrivera pas à le rattraper, se retourne et lui crie par la fenêtre : « B’hàlte ne ! b’hàlte ne »  (Gardez-le, gardez-le !) ; et c’est ainsi que « Bàldene », Baldenheim a eu son nom du Diable !

d’après Fritz BOUCHHOLTZ, Elsässische Stammeskunde, 1944, p. 193