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Gérard Leser raconte le monde merveilleux de l'Alsace
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On raconte que presque chaque village avait jusqu’à une époque récente (mais sans doute est-ce toujours vrai !), son animal fantôme, hantant les nuits et les ruelles et portant des noms très différents selon la région ou les traditions locales : Nàchtkütz, Nàchtkràpp, Nàchtschoof, Nàchtkàlb, Nolbatzel, ou plus communément s'Nàchttier.
Cet animal fantôme est difficile à voir car aimant l’obscurité, il ne vit que la nuit et il peut prendre presque toutes les formes, masse sombre et inquiétante qui se déplace lentement, et qui affectionne de se blottir aux endroits où se croisent plusieurs ruelles afin de mieux pouvoir en surveiller l’accès, et les passages de retardataires ou, encore mieux, et plus amusant pour lui, d’ivrognes wo züe schàrf in’s Glàs gelüejt han.
Il prend un malin plaisir à les poursuivre, leur saute sur le dos, déclenchant en eux une effroyable panique, une course éperdue, des cris épouvantés. Oh il ne fait rien de mal, il s’installe simplement sur leurs épaules, leur insuffle une peur bleue, et c’est complètement couvert de sueur et tremblant de tous leurs membres que le « porteur de Nàchttier » arrive chez lui, se jurant bien qu’on ne l’y reprendrait plus à ce petit jeu, mais c’est peine perdue, puisque dès la prochaine fois, il l’aura oublié.
Une fois la victime de son choix arrivée chez elle, au bord de l’épuisement, le Nàchttier retourne à son lieu de départ attendant patiemment, puisqu’il a toute l’éternité devant lui, qu’un nouveau candidat se présente.
A Colmar, le Nàchttier, hante de sa présence protéiforme et «unheimlig», les environs de la collégiale saint Martin et du Koifhüs. Le dédale des ruelles est dense à souhait et c’est avec un plaisir particulier que le Nàchttier y remplit son office nocturne. Bien des personnes rentrant tard de quelque réunion ont déjà pu apercevoir sa silhouette furtive frôler les murs des vieilles maisons, et les suivre
d’assez près.
Un nouvel habitant, récemment arrivé à Colmar, et logeant dans une mansarde, e Dàchlogis, près de la collégiale, avait entendu parler du fameux Nàchttier, et aussi du fait que tout nouveau Colmarien se devait de l’avoir vu. On lui avait confié qu’il était possible de bien le voir lors des nuits de pleine lune, car à ces moments là, il était un peu moins farouche et il oubliait sa timidité naturelle.
Lors d’une superbe nuit de pleine lune, illuminée par la splendeur de la neige fraîchement tombée, le Colmarien en question s’est installé à sa fenêtre, donnant sur le point de rencontre de plusieurs ruelles, et s’est mis à l’affût, désireux de voir enfin le célèbre Nàchttier de Colmar.
Au bout d’une demi-heure d’attente, il entend soudain un bruit ressemblant à une respiration bruyante et
difficile, comme si quelqu’un se remettait d’une grave bronchite ; c’est par ce signe curieux qu’on sait de manière sûre que le Nàchttier n’est plus très loin.
Bientôt le Nàchttier entre dans son champ de vision, il se déplace très lentement, s’arrêtant de temps à autre, comme pour mieux percevoir un bruit de pas ou des éclats de voix indiquant la proximité de passants attardés.
Soudain, d’un mouvement brusque, il disparaît dans la nuit, puis au bout d’un moment réapparaît, non sans avoir provoqué çà et là, dans des ruelles proches, des cris d’angoisse et des appels au secours.
Pour mieux observer les allées et les venues du Nàchttier, l’homme piqué par la curiosité, die Wunderfitzigkeit, penche sa tête hors de la fenêtre de son Dachlogis. Après deux heures d’observation intensive, il commence à ressentir la fatigue ; et puis cela lui suffit, il a vu ce qu’il voulait voir, il esquisse le mouvement de rentrer la tête par la fenêtre, et Verdeckel !, constate mais un peu tard, qu’elle a tellement enflé, qu’elle déborde largement du cadre et qu’il lui est devenu impossible de la retirer ! Que cela lui plaise ou non, il ne lui reste pas d’autre choix que d’attendre que sa tête veuille bien reprendre sa forme normale, et pour cela il doit passer toute la nuit, dans une position inconfortable, manquant de tomber de fatigue et dormant à moitié, se cramponnant au rebord de la fenêtre.
Un moment il lui semble même que le Nàchttier l’a regardé d’un air narquois, et lui a envoyé un clin d’oeil...
Enfin, l’horizon s’éclaire, le soleil se lève, et il sent sa tête redevenir telle qu’elle est d’habitude. C’est titubant de sommeil et épuisé par son aventure nocturne, qu’il se jette sur son lit, se promettant bien qu’à l’avenir il ne tomberait plus dans les rets du Nàchttier et de sa complice la lune.
d’après Fritz BOUCHHOLTZ, Elsässische Stammeskunde, p. 327